Postface du livre :
Loin d’être le remède miracle aux crises auxquelles nous faisons face, la croissance économique en est la cause
première. Derrière ce phénomène mystérieux qui déchaine les passions, il y a tout un système économique qu’il est
urgent de transformer.
Dans cet essai d’économie accessible à tous, Timothée Parrique vient déconstruire l’une des plus grandes mythologies
contemporaines : la poursuite de la croissance. Nous n’avons pas besoin de produire plus pour atténuer le
changement climatique, éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, créer de l’emploi, financer les services publics,
ou améliorer notre qualité de vie. Au contraire, cette obsession moderne pour l’accumulation est un frein au progrès
social et un accélérateur de l’effondrement écologique.
Entre produire plus, et polluer moins, il va falloir choisir. Choix facile car une économie peut tout à fait prospérer sans
croissance, à condition de repenser complètement son organisation.
Il est l’économiste qui met la décroissance au cœur du débat climatique. Depuis la sortie de son livre en
septembre, Ralentir ou périr (éd. Seuil, 2022), Timothée Parrique, 33 ans, s’invite dans les médias ou devant les
étudiants des grandes écoles pour parler de sortie du capitalisme, et d’une transition vers une économie post-
croissance. Un changement radical à faire immédiatement… sous peine de « périr » face à l’urgence écologique.
Dans son ouvrage, ce docteur en économie dresse le portrait d’une société malade de sa croissance et nous invite
à « ralentir » dans un monde qui a « la phobie du ralentissement ». Pour l’Yvelinois, la décroissance est une boîte à
outils qui nous permettrait de conjuguer justice sociale et respect de l’environnement. Il propose notamment de
remplacer le PIB par un indice de bien-être des citoyens. Alors, comment sortir de cette « obsession généralisée
pour la croissance » ? Timothée Parrique, aujourd’hui chercheur à l’université de Lund en Suède, nous donne quelques pistes.
Pouvez-vous me raconter votre parcours ? Comment en arrive-t-on à théoriser la décroissance ?
Ça a été un périple. J’ai commencé à étudier l’économie en 2007. Je me suis inscrit en fac d’économie classique, je
ne m’intéressais pas du tout au climat à l’époque. Et j’ai fait un Erasmus en Suède. J’ai découvert le changement
climatique, ça a été ma première claque.
Je suis revenu en France et je me suis inscrit en master d’économie environnementale, mais on ne parlait pas de
décroissance, c’était très axé sur la croissance verte et la monétarisation de la nature. J’ai trouvé ça limité et je suis
reparti en Suède pour faire un master d’économie écologique. C’est là que j’ai découvert la décroissance. Ça m’a
Timothée PARRIQUE est venu présenter ses travaux de
recherche économique à l’occasion de l’ouverture de l’UPEM
en septembre 2022.
La salle à Science Po était bondée, avec des personnes de tous
âges, beaucoup de gens qu’on ne connaissait pas. C’était très
encourageant de voir l’intérêt suscité par ce sujet compliqué
et clivant qu’est la décroissance.
beaucoup parlé car ça m’a permis de résoudre un problème que j’avais en tant qu’économiste de l’environnement :
je voyais les économies grossir et leurs empreintes en même temps. J’ai décidé de travailler sur ce sujet.
Vous parlez beaucoup dans les écoles de commerce, vous avez notamment fait un cours d’introduction à HEC.
Vous avez aussi participé à des formations gouvernementales. Comment vos propos sont-ils reçus ?
Le plus souvent, ils n’en ont jamais entendu parler ou alors que par des clichés. Quand j’arrive, je sens qu’il y a une
résistance, beaucoup pensent que c’est un concept de « Zadistes ». Alors je leur montre la facette théorique de la
décroissance, mais aussi l’approche d’histoire de la pensée. Et je leur présente ça comme une boîte à outils, pour
regarder les mêmes problèmes d’un autre angle.
Ils évoquent souvent la croissance verte [le maintien de la croissance couplé à la sobriété environnementale] qui est
un argument impossible à soutenir aujourd’hui, après le dernier rapport du Giec. Il n’y a aucun modèle qui montre
que c’est possible dans le temps qui nous est imparti.
Vous parlez de supprimer le PIB. Qu’est ce qui ne va pas aujourd’hui avec cet instrument de mesure ?
Il y a deux choses qui ne vont pas avec le PIB. La première, c’est la façon dont on le mesure. Le produit intérieur brut,
c’est un vieil indicateur qui a près de 100 ans. Il a été développé dans l’urgence pendant la Grande Dépression aux
États-Unis. Cent ans après, c’est devenu une espèce de totem. Dans notre imaginaire économique, point de PIB veut
dire enrichissement et croissance donc prospérité alors que ce n’est pas vrai. Ce n’est pas un indicateur du bien-être,
comme le disait déjà son créateur Simon Kuznets : le PIB ne mesure qu’une toute petite partie de l’économie,
majoritairement la sphère marchande, sans inclure les services publics, les activités associatives et bénévoles, ni les
écosystèmes.
La deuxième limite, elle est en lien avec la croissance. Dans tous les pays à haut revenu, on voit un essoufflement à
long terme des taux de croissance. Et c’est une bonne chose ! De la même manière que notre corps se stabilise à une
certaine taille vers 20 ans, une économie va se construire, s’activer. Au bout d’un moment, elle va arrêter de grossir
de manière exponentielle et se stabiliser. Elle va passer d’une économie de la quantité à une économie de la qualité.
Les gouvernements des pays riches se demandent tous « comment est-ce qu’on fait revenir la croissance ? », ce qui
n’est pas vraiment pas la bonne question. La bonne question, ce serait « comment est-ce qu’on arrive à prospérer
sans croissance ? » Contrairement à certains mythes, l’augmentation du PIB ne ruisselle pas vers les plus pauvres.
Éradication de la pauvreté, réduction des inégalités, plein-emploi, services publics de qualité, bien-être… C’est ce
que nous promet l’idéologie de la croissance. Tout ça, ce sont les fausses promesses.
Alors comment on en sort de la croissance ? Parce qu’à écouter les informations ou les politiques, elle est pour
l’instant assez incontournable.
C’est ma grande surprise. Elle est très bien implantée, mais en même temps, il n’y a personne qui la défend
vraiment. J’ai fait une vingtaine d’entreprises, j’ai parlé à plusieurs centaines de hauts fonctionnaires. Et je n’en ai
jamais vu un qui arrivait à me justifier vraiment la nécessité incontournable de faire augmenter la croissance du PIB.
Bien sûr, je ne vais pas être naïf. Je pense que la meilleure façon de sortir de la croissance, c’est de se débarrasser de
la mystique qui l’entoure, c’est de créer un imaginaire alternatif, un nouveau récit de prospérité. De se dire que la
croissance, c’était peut-être un récit intéressant pour la reconstruction de l’après-guerre au milieu du XX e siècle. Mais
aujourd’hui, on a besoin d’un nouveau récit, une économie du bien-être, de la qualité, une prospérité sociale,
écologique. On l’appelle comme on veut.
Vers une économie de décroissance, donc. Comment la définissez-vous ?
La décroissance, c’est une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique,
planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être.
Les efforts de sobriété pour les ménages les plus riches vont être beaucoup plus importants que les efforts de
sobriété pour les ménages les plus vulnérables, qui consomment très peu.
C’est une définition très théorique, mais plus concrètement, ça ressemblerait à quoi une économie en
décroissance ?
C’est une question compliquée. À l’inverse, si on demande à quelqu’un, « À quoi ça ressemble une économie de
croissance ? », il va dire « je ne sais pas » car c’est très abstrait.
La décroissance, c’est prendre le temps de voir notre vie ralentir, pour reprendre le temps d’entreprendre les projets
qu’on a mis de côté parce que le capitalisme ne le permettait pas : travailler dans l’associatif, passer du temps en
famille, en formation… Si on met des limites sur la rentabilité, on a plein d’options qui apparaissent.
Pareil si on limite les salaires : on dit que la personne la plus payée de l’entreprise ne doit jamais recevoir plus de
quatre, cinq ou sept fois le salaire minimum. Une personne qui sort d’école de commerce n’aura pas à choisir entre
être payée deux fois le Smic en travaillant pour une collectivité ou dix fois le Smic en travaillant pour la Société
Générale. Ça ouvre les possibilités.
La décroissance n’est pas une priorité quand on est déjà dans la précarité. Vous, vous dites que les plus riches
doivent décroître plus que les plus précaires. Comment ça marcherait ?
Les ménages les plus fortunés ont une empreinte carbone autour de 15 à 20 tonnes par an. L’empreinte cible, c’est
deux tonnes, c’est une descente vertigineuse. Si vous êtes un ménage dans la précarité, vous êtes à cinq tonnes
aujourd’hui. Si vous devez aller à deux, c’est plus mesuré. Les efforts de sobriété pour les ménages les plus riches
vont être proportionnels à leur empreinte et donc aujourd’hui beaucoup plus importants que les efforts de sobriété
pour les ménages les plus vulnérables, qui consomment très peu.
Il faut des mots qui choquent, qui nous amènent à penser à l’ampleur du chantier nécessaire. Ça nous met en
désaccord dès le départ, ce qui est très bien quand on veut changer un système. Ensuite on utilise des mots de reconstruction.
Le fait d’inventer de nouveaux termes pour dessiner un avenir plus désirable, vous en pensez quoi ? Comme Bruno
Latour qui disait qu’il fallait parler de prospérité ?
Aujourd’hui, la musique du capitalisme est tellement tonitruante que chaque nouvelle proposition est tout de suite
vidée de sa radicalité. C’est comme ça que les termes de développement durable, d’économie verte, de croissance
verte, d’économie circulaire ont été dilués.
Donc pour moi il faut un mix entre des mots de démolition : décroissance, renoncement, fermeture, rationnement…
Ces mots qui choquent nous amènent à penser à l’ampleur du chantier nécessaire. Ça nous met en désaccord dès le
départ, ce qui est très bien quand on veut changer un système. Ensuite on utilise des mots de reconstruction. Donc
moi, ma paire préférée, c’est « décroissance » pour mettre en péril l’imaginaire de la croissance et ensuite « post-
croissance » comme mot de reconstruction pour aller de l’avant.
Dans votre livre, vous expliquez en effet que la décroissance n’est qu’une étape vers une société de post-
croissance. Pouvez-vous l’expliquer ?
La post-croissance, c’est une économie stationnaire en harmonie avec la nature ; où les décisions sont prises
ensemble, où les richesses sont équitablement partagées afin de prospérer sans croissance. Une économie de la
post-croissance sera forcément stationnaire. C’est-à-dire que les niveaux de production et de consommation ne
seront pas en augmentation constante. Ils viendront fluctuer en fonction des besoins et des innovations
technologiques. On ne retrouvera jamais l’expérience de l’exponentielle qu’on a avec la croissance.
Ça ressemble à un idéal à atteindre. Mais difficile de croire que les dirigeants politiques vont soudainement
annoncer un passage en économie de décroissance. Est-ce que vous y croyez au niveau national ou plutôt par petites poches locales ?
Dans la réalité, on voit que ça se passe déjà au niveau des collectivités, de certaines entreprises, par exemple les
villes en transition, les écovillages, les monnaies locales… Il y a des petites poussées. Dans certains pays aussi,
comme la Nouvelle-Zélande, qui a décidé de mettre en place un budget bien-être.
Il n’y a pas eu pour l’instant une grande expérience de décroissance à l’échelle d’un pays entier et je pense qu’il y a
plus de chance que les alternatives continuent d’exister à l’échelle locale et régionale. Un jour, quand on se
retrouvera dos au mur, on se dira « qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Et là, on ira voir les alternatives qui marchent. Et
peut-être que ce nouveau récit de la prospérité arrivera à remonter au niveau du gouvernement. Je pense que c’est
le scénario le plus probable.
Après, on n’est pas à l’abri que des politiciens et des politiciennes se saisissent du sujet. Comme Delphine Batho,
pendant la primaire des Verts en 2021. Ce que je sais, c’est que, en tout cas, sur le papier, ça fonctionne.
Devant l’impasse du système actuel, nos gouvernements doivent déclarer la foire aux idées ouverte. Si on veut
vraiment faire une transition écologique, je pense qu’il faut qu’on se donne les moyens de mettre en chantier l’économie. Arrêtons de parler de relance, et admettons que les pansements ne suffisent plus et qu’il va falloir opérer.
Je pense qu’on est en train de vivre l’effondrement du capitalisme. Deux grandes contraintes, sociale et écologique,se referment sur lui comme un grand piège à loup.
Justement, il ressemblerait à quoi ce chantier ? Quelle serait la première mesure à prendre, selon vous ?
On abandonne le PIB, on remplace par des indicateurs du bien-être.
On organise une grande convention citoyenne pour définir nos propres indicateurs de bien-être comme l’a fait la
Nouvelle-Zélande. Ensuite, on les retranscrit dans des standards de comptabilité sociale écologique pour toutes les
entreprises.
Une fois qu’on a ce cadre, qui sera une sorte de nouveau logiciel, on fait appliquer une logique véritable du
rationnement, c’est-à-dire des quotas de carbone. Chaque année, entreprises et particuliers auront un budget
carbone : on saura exactement combien de tonnes on peut émettre. On intègre donc les contraintes écologiques
dans le fonctionnemenLa première des décroissances devra être celle des inégalités. C’est important parce que tous ces changements dont
je parle aujourd’hui peuvent être contrecarrés très facilement par le pouvoir des lobbies et par la capacité des
personnes qui sont aujourd’hui très riches à maintenir les règles du jeu de Monopoly en place. Les outils sont
nombreux : héritage garanti, ISF climatique, salaire maximum, revenu minimum garanti… Dans cette période de sobriété, il va nous falloir partager plus les richesses.
Derrière tout ce projet de société, il y a l’urgence écologique. Le titre de votre livre, c’est « ralentir ou périr ». Vous
pensez qu’on doit réagir très vite, sinon on perd tout ?
On le voit, les scientifiques et les activistes nous le disent, de la manière la plus violente possible, en s’allongeant sur
les routes, en se collant contre les banques. Ils sont en ce moment dans le désespoir le plus total et il y a de quoi.
Oui, c’est ralentir ou périr. D’ailleurs, beaucoup ont déjà péri. Regardez la dévastation créée par les inondations au
Pakistan. Ça, c’est une conséquence directe du réchauffement climatique.
Les personnes les plus vulnérables sont en première ligne. Moi, ça me paraît tout de suite un petit peu bourgeois de
se demander « mais quand est-ce que ça va arriver vraiment ? Combien de temps on a ? ». C’est horrible de se poser
cette question alors qu’il y a des gens aujourd’hui qui meurent déjà à cause des dommages accumulés pendant des
décennies d’exploitation écologique.
J’ai une ultime question à vous poser. On a parlé de tout ce qui ne va pas. Mais qu’est ce qui aujourd’hui vous donne de l’espoir sur la situation, de la joie ?.
Ce sont ces jeunes qui sortent des écoles de commerce ou d’ingénieurs et qui font leur discours de remise de
diplôme en appelant à déserter, en disant « nous, on ne bossera pas pour le capitalisme ». Et ça, ça commence à se
répercuter. Certaines entreprises d’énergies fossiles n’arrivent plus à trouver des ingénieurs qualifiés pour venir
travailler. C’est génial, ça me donne beaucoup d’espoir. Bien sûr, c’est une minorité de la population, mais vu que
ces élites ont constitué la force destructrice première du capitalisme, c’est bien que ça soit eux qui commencent à se
rebeller.
Je pense qu’on est en train vraiment de vivre l’effondrement du capitalisme de l’intérieur, parce que la force de
travail refuse d’y participer, et de l’extérieur, parce que les écosystèmes lâchent. Ces deux grandes contraintes,
sociale et écologique, se referment comme un grand piège à loup. Au lieu d’avoir un effondrement subi, ça serait
génial d’avoir une décroissance choisie, c’est-à-dire de planifier intelligemment cette transition pour qu’elle soit la
plus juste et la plus conviviale possible. De voir qu’il y a plein de gens qui s’intéressent aux concepts de décroissance
pour y arriver, ça me donne de l’espoir. Je me dis que tout n’est pas perdu.